Jean-Bruno TAGNE : « Le pouvoir a installé un climat de peur parmi les Camerounais d’Allemagne, du moins ceux que j’ai rencontrés. »

Vous venez de publier un livre sur la vie politique au Cameroun sous le titre « Accordée avec fraude : De Ahidjo à Biya, comment sortir du cycle des élections contestées ». D’où se situe l’origine d’un tel ouvrage ?

C’est un ouvrage dont j’ai commencé la rédaction en 2011 après l’élection présidentielle. J’étais chef du service politique du quotidien Le Jour et j’avais à ce titre suivi l’élection présidentielle de cette année-là. J’ai pu assister à des scènes surréalistes, des cas de fraude qui blessent la conscience de toute personne soucieuse de transparence. J’ai donc décidé de faire un livre sur cette élection-là et je me suis rendu compte pendant que j’avançais dans mon projet que je risquais de faire un travail anecdotique. J’ai mis une pause au projet que j’ai repris après le contentieux électoral après l’élection présidentielle du 7 octobre 2018. Ce contentieux diffusé en direct à la télévision et qui a montré au monde entier le peu de sincérité qu’il y avait dans l’organisation des élections au Cameroun. Cet ouvrage n’a pas d’autre prétention que d’apporter une contribution à l’évolution démocratique du Cameroun. Les élections, telle qu’elles sont faites aujourd’hui relèvent du cirque.

« Accordée avec fraude » nous plonge au cœur de la sociologie électorale au Cameroun. Quelles sont les grandes tendances qui ressortent de votre ouvrage ?

Comme je l’ai dit plus haut, l’élection au Cameroun relève malheureusement du cirque. J’aurais pu intituler mon livre « Le cirque électoral » que cela ne donnerait pas toute la plénitude du peu de sincérité qu’on observe dans l’organisation des élections au Cameroun. Sans vouloir forcément verser dans la caricature, je dirai que l’élection au Cameroun est comme un match de foot absurde dont l’un des adversaires est l’organisateur. C’est lui qui décide seul du jour du match, du terrain, il choisit les arbitres, il désigne ses adversaires, il décide de donner à sa guise un peu d’argent à ses adversaires pour se préparer à venir l’affronter, il fixe les règles du jeu, c’est lui qui décide si un but doit être validé ou pas et en fin de compte, quel que soit le score acquis sur le terrain, c’est lui qui décide de qui a gagné. Vous voyez donc que dans ces conditions on a là affaire à un match totalement fake. C’est pareil avec les élections au Cameroun.

Je montre dans mon livre que depuis la période coloniale jusqu’à nos jours, les élections ont toujours servi de vernis démocratique aux régimes successifs du président Ahmadou Ahidjo et de son successeur, le président Paul Biya. L’objectif étant simplement de faire plaisir à la communauté internationale qui veut des élections.

Je plaide pour que tout soit refait. Il faut revoir les lois et les institutions en charge de la conduite du processus électoral. On peut faire mieux en tout cas. Les  Camerounais, tous autant qu’ils sont, devraient faire pression sur le pouvoir pour l’obliger à améliorer le cadre institutionnel des élections. C’est une action citoyenne qui ne doit pas être laissée aux seuls acteurs politiques. Ma conviction étant qu’on ne dirige un pays que de la manière dont on est arrivé au pouvoir. Un chef d’Etat qui a vraiment été élu par ses citoyens fait attention au moindre de leurs desiderata. Il les écoute, il leur parle, il est en campagne permanente parce que son maintien au pouvoir dépend du peuple souverain. Mais lorsqu’il est arrivé au pouvoir et s’y maintient par des tours de passepasse électoraux, il ne peut que montrer un certain mépris pour son peuple. C’est pareil pour les élus locaux que sont nos maires.

Le pouvoir ne peut pas être reposant pour quelqu’un qui a vraiment été élu. La pression du peuple est forte. Regardez Emmanuel Macron en France ; en à peine trois ans de pouvoir il a vieilli de 10 ans. Barack Obama est arrivé au pouvoir tout fringant ; après huit ans de pouvoir il a eu des cheveux blancs. La pression des électeurs est forte. Il n’y a que dans des régimes où les élections sont prises en otage qu’on peut être encore frais après 30 ans de pouvoir. Parce qu’on n’a aucune pression.

Après la dédicace à Yaoundé, vous avez pris la direction de l’Europe. On vous a trop vu en Allemagne. Pourquoi cette destination parmi tant d’autres ?

Le livre est sorti au Cameroun et en Allemagne. C’est pourquoi j’ai été invité par mon coéditeur pour en faire la promotion. Y étant j’ai reçu de nombreuses invitations pour des conférences et des dédicaces. J’ai pu animer des conférences et des dédicaces à Berlin, Nuremberg, Karlsruhe et Bruxelles. Je profite de votre tribune pour remercier ceux qui m’ont invité ainsi que ces nombreux Camerounais qui sont venus à ces conférences très courues.

Dans un de vos posts sur les réseaux sociaux, vous saluez la diaspora africaine en générale et camerounaise en particulier. Comment avez-vous trouvé les Camerounais installés en Allemagne ?

La diaspora camerounaise a la réputation d’être très compétente et nombreuse. Des Camerounais, on en trouve un peu partout en Europe et ils sont parmi les meilleurs dans leurs domaines. En Allemagne j’ai fait la connaissance de gens extrêmement bien formés, des ingénieurs dans les domaines les plus pointus, formés à la rigueur allemande. J’ai pu mesurer à quel point ceux qui dirigent ce pays seraient bien inspirés de penser une politique sérieuse de prise en compte spécifique du potentiel de la diaspora dans le développement de ce pays qui en a tant besoin. Cette méfiance que le pouvoir a développée envers la diaspora est aussi incompréhensible que regrettable. C’est triste de voir des Camerounais s’aligner pour demander un visa pour rentrer chez eux. Le problème ce ne sont pas les 100 ou 150 euros qu’on exige (A la tête du client) mais le symbole. C’est perçu par beaucoup comme un rejet. Il faut que cela cesse. De toutes les façons, si le régime du président Paul Biya n’accepte pas de se ressaisir et continue de refuser la double nationalité, ceux qui prendront le pouvoir après le feront. C’est un anachronisme qui a vécu. Posons-nous une simple question : que perd-on à accepter la double nationalité ?

Votre voyage est tout de même marqué par un climat politique quel que mouvementé depuis l’élection présidentielle d’octobre 2018. Observe-t-on une vitalité politique au sein de la communauté camerounaise d’Allemagne ?

J’ai surtout vu des gens qui aiment leur pays, qui sont préoccupés par la situation politique actuelle. Beaucoup sont porteurs de projets sérieux qu’ils voudraient pouvoir mettre sur pied au Cameroun. Mais ils sont transits de peur chaque fois qu’ils pensent pouvoir revenir au Cameroun. L’affaire Wilfried Siéwé a laissé des traces. Le pouvoir a installé un climat de peur parmi les Camerounais d’Allemagne, du moins ceux que j’ai rencontrés. Venir au Cameroun aujourd’hui c’est prendre un risque et beaucoup ne sont pas prêts à le faire. J’ai été à Nuremberg la ville de Wilfried Siéwé et tout le monde en parle. C’est un véritable traumatisme.

J’ai lu le dossier d’accusation de cet homme ; c’est une honte, c’est un scandale qui assurément va avoir une place de choix dans les annales de la justice aux ordres. On lui reproche en gros d’avoir fait des photos du palais de justice. Et circonstance aggravante (!), quand on l’a arrêté, il avait un livre du professeur Kamto (L’Urgence de la pensée) dans son sac !  Je serais mort de rire en lisant ce document s’il n’était pas question de la vie d’un homme qui vient d’être condamné à trois ans de prison ferme et qui croupit dans les geôles infectes de Kondengui après avoir subi de nombreuses tortures. C’est de la pure méchanceté. Je me demande quelle gloire on tire en posant de tels actes. On a brisé la vie de cet ingénieur de chez Mercédès, de cet époux et père, de fait aujourd’hui séparé de sa famille. C’est un prisonnier politique et je souhaite joindre ma voix à celle de ceux qui demandent sa libération.  

C’est à partir de l’Allemagne que vous avez appris la convocation du « Grand dialogue national » le 10 septembre 2019 par le Paul Biya, le président de la République en place depuis 1982. Comment la communauté camerounaise a accueilli cette activité organisée du 30 septembre au 4 octobre 2019 à Yaoundé ?

Le principe du dialogue est admis par tous. Les points de divergence résident sur la manière et beaucoup de ceux avec lesquels j’ai discuté craignent que le président de la République ait simplement voulu, comme à son habitude gagner un peu de temps. Les prémices de ce dialogue n’augurent pas de quelque chose de positif et c’est bien dommage pour les 2000 morts et plus de cette crise dans le Nord-Ouest et le Sud-Ouest et pour les plus de 500 milles déplacés qui ne demandent qu’à rentrer vivre dans leur pays en paix.

De retour d’un périple de près d’un mois en Allemagne, quelle leçon pour le Cameroun et l’Afrique ?

Chaque fois que je me retrouve hors du Cameroun, une seule question me vient à l’esprit : que nous manque-t-il pour faire de notre pays le Cameroun un endroit aussi agréable à vivre que ces pays que nous aimons visiter ? Nos dirigeants un peu plus que nous d’ailleurs.

Propos recueillis par Pierre Nka

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